« Le 1er novembre 2013, le Conseil de la Fédération à Moscou a accueilli la délégation des parlementaires français, présidée par le sénateur, chevalier de l’Ordre russe de l’Amitié, Patrice Gélard. Le renforcement du dialogue interparlementaire, la suppression des visas et le développement des relations interrégionales ont été à l’ordre du jour de cette rencontre avec le groupe des sénateurs russes dirigé par le Président de la Commission des Affaires étrangères Mikhaïl Marguelov »
(source : www.french.ruvr.ru, Anna Karpova)
Par ailleurs, le 16 novembre 2013, le Président de la République, François Hollande a promulgué la loi autorisant la ratification du traité entre la République française et la Fédération de Russie relatif à la coopération dans le domaine de l’adoption.
Au Sénat vous êtes le Président du groupe interparlementaire d’amitié France-Russie. Qu’est-ce qui a motivé cette fonction ?
En 1956, je me suis inscrit à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), dit Langues O’. A partir de cette date, j’ai constamment étudié les problématiques de l’URSS puis de la Russie. J’ai ainsi enseigné le Droit soviétique, puis russe, pendant 32 ans, notamment à Sciences-Po et à l’Institut de Droit Comparé de Paris. Cela fait donc plus de 58 ans que je porte un intérêt particulier à ce pays et que j’attache une grande importance à ce mandat de la Haute Assemblée.
Quelle analyse faites-vous de l’essor économique de la Russie depuis une décennie ? Quels ont été les principaux leviers de cette croissance ?
La dynamique de la Russie s’appuie, bien évidemment, sur le pétrole et le gaz. Durant l’ère soviétique, la plus grande partie de l’effort économique se concentrait sur des dépenses que je qualifierais d’impérialistes. Les investissements soutenaient surtout le secteur militaire, la conquête spatiale, etc., stratégie qui allait à l’encontre d’un développement harmonieux. Aujourd’hui, la Russie abrite un tissu d’activités diversifiées, composé aussi bien de grands groupes que de PME-ETI et nombre d’entreprises étrangères conséquentes y sont installées. Ainsi, la France y est relativement bien représentée, avec la présence d’enseignes de la grande distribution comme Auchan, des groupes industriels automobiles (Renault) ou pharmaceutiques, etc.
Comment les parlementaires français se mobilisent-ils afin de renforcer les liens économiques entre la France et la Russie ? Quels sont les atouts de nos entreprises, grandes ou petites, de nature à leur permettre de s’implanter durablement dans ce pays de 143 millions d’habitants ?
Nous travaillons en collaboration avec Ubifrance, l’Agence française pour le développement international des entreprises. Elle organise chaque année un colloque dédié aux échanges économiques entre la Russie et la France, auquel participent de hautes autorités. Nous entretenons également des liens étroits avec la Chambre de Commerce française de Moscou dont le dynamisme permet de renforcer la présence de nos entreprises, notamment celle les PME, dans ce vaste pays. Des efforts considérables ont ainsi été engagés afin de dépasser le cadre d’investissements réalisés uniquement à Moscou et à Saint-Pétersbourg. C’est la raison pour laquelle nous sommes désormais actifs à Vladivostok, à Rostov, à Novgorod, etc. De surcroît, les Français expatriés, près de 10 000 actuellement, ont appris le russe. Lors de rencontres, il est ainsi assez extraordinaire d’entendre nos compatriotes s’exprimer dans cette langue, ce qui n’est pas le cas de leurs homologues étrangers. Cet apprentissage me paraît incontournable et marque la volonté de s’intégrer pleinement. Nos entreprises ne sont pas en Russie pour gagner de l’argent sur une courte période, mais au contraire, veulent développer des échanges économiques et commerciaux, sur une longue durée. En revanche, force est de constater que les entrepreneurs russes ont du mal à s’implanter en France. Des demandes ont été formulées afin de faciliter cette démarche. Chaque année, avec nos homologues du Conseil de la Fédération de Russie, nous essayons de promouvoir et soutenir ce dossier. Je rencontre aussi régulièrement, à ce sujet, l’Ambassadeur de Russie en France, S.E Alexandre Orlov. Graduellement, nous arrivons à obtenir des avancées.
Quelle vision commune partageons-nous avec nos partenaires russes quant au développement de nos sociétés, dans le sens large du terme (économique, social, culturel, environnemental, etc.) ?
Nous évoluons dans un monde dans lequel il est difficile d’identifier l’appartenance à un groupe de pensées. Cependant, je crois que la Russie s’inscrit dans des réflexions économiques, juridiques et sociales plus proches des nôtres que d’autres pays, comme, par exemple, ceux en voie de développement.
L’une des raisons de ces affinités repose sur l’influence de l’église orthodoxe, dont les bases idéologiques sont, en partie, comparables à celles du christianisme d’Europe occidentale, qu’il soit catholique ou protestant. Cela a une conséquence sur la conception du Droit qui, en Russie, est de type continental, c’est-à-dire écrit. Il diffère ainsi du droit anglo-saxon basé sur la common law et l’équity. Dans les années 1990-1995, les Anglais et les Américains souhaitaient d’ailleurs transposer la common law en Russie, mais les Russes ont considéré que celui-ci était incompréhensible. Ils ont préféré se rapprocher du système romano-germanique appliqué en Europe occidentale. Naturellement, nous avons aussi des points communs dans les domaines de l’art, de la culture, etc. En matière d’économie, n’oublions pas que la notion de l’entreprise en Russie est marquée par 75 ans de communisme.
Quelle est la place de l’enseignement de la langue russe en France et pourquoi est-elle si faible alors que, notamment, l’enseignement du chinois progresse significativement ?
Lorsque j’étais étudiant à Langues O’, la formule en vogue voulait que les pessimistes apprennent le russe et les optimistes le chinois.
L’enseignement du russe a en effet continuellement diminué depuis 20 ans. Ce déclin est dû, en partie, à une politique de l’Éducation nationale supprimant progressivement les postes à l’agrégation et au CAPES de russe. Dès lors, aucun recrutement de professeur en cette matière n’a été réalisé. Depuis 3 ans, seuls 4 postes ont été mis au concours alors qu’entretemps, on compte une vingtaine de départ à la retraite. Ce déficit apparaît très nettement dans les collèges et lycées de province, ainsi dans la ville du Havre, deux établissements seulement proposent l’option russe. En Allemagne, il est beaucoup plus aisé de suivre cet apprentissage. Nous sommes également très déficients sur notre présence en Russie.
Le Lycée français fonctionne bien en partenariat avec les Russes. Cependant, il manque d’écoles où les jeunes russes pourraient choisir, en 2ème langue, après l’anglais, le français, plutôt que l’allemand et l’espagnol qui se généralisent actuellement. Nombre de pays investissent d’ailleurs aujourd’hui pour l’enseignement de leur langue en Russie, ce que nous ne faisons pas. De même, les universités arrivent à mettre en place des cursus bilingues obligatoires. L’Institut d’État et de Droit de Moscou propose trois langues : anglais obligatoire plus allemand ou français. 90 % des étudiants choisissent l’allemand car, l’été, ils sont invités un mois dans une université germanique. Dans notre pays, les facultés sont fermées à la période estivale. Par ailleurs, des professeurs de ces pays sont régulièrement détachés en Russie pour enseigner dans cette filière alors que nous éprouvons des difficultés à prendre en charge ce type de démarche. Nous devons progresser et c’est l’un des objectifs de notre groupe d’amitié.
De manière plus personnelle, quelle analyse faites-vous des us et coutumes de nos amis russes ?
On ne peut pas comprendre l’âme russe si on ne connait pas 4 mots essentiels. « Mir » signifie le monde, la paix et la communauté villageoise. Quand on vit dans son village, on appréhende le monde entier dans la paix. « Drug » veut dire l’autre, c’est-à-dire l’ami ou l’étranger, un double sens d’ouverture vers son prochain. Enfin, « Pravda » et « Pravo » se traduisent par vérité et droit, deux termes qui s’affirment réciproquement. Si vous ajoutez à cette philosophie l’immensité de ce pays, de ses steppes, de ses forêts de bouleaux, etc., vous commencez à percevoir tout le sens de l’attachement du peuple russe à sa terre.
Le général De Gaulle formait le vœu de créer une « Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Les citoyens français et russes peuvent-ils envisager, un jour, de circuler librement entre ces deux pays, sans visas ?
La suppression des visas est un combat que je mène depuis 10 ans, mais en vain pour l’instant. Pourtant, de nombreux pays ont annulé cette formalité, comme la Macédoine, le Kosovo, l’Albanie, etc., qui ne sont pas membres de l’Union européenne (U.E). La situation, qui résulte d’une survivance du passé, est d’autant plus absurde que nous n’avons pas à craindre, dans les deux sens, de vagues migratoires. Il m’a été indiqué que cette compétence n’est pas exclusivement française, mais relèverait de l’U.E. Certains de ses membres y seraient réticents, peut-être les États baltes, l’Allemagne n’y était pas favorable mais aurait changé d’avis. Je crains cependant que le problème de l’Ukraine n’améliore pas les choses. Nous avons raté une opportunité lors de l’année croisée France-Russie en 2010. Nous souhaitions alors que les visas touristiques soient libérés durant la période (3 mois) ; cela n’a pas été le cas et nous le regrettons tous.
Soulignons néanmoins que nous avons progressé dans le domaine de l’adoption à travers la signature, la ratification et la publication d’une convention franco-russe sur le droit de la famille, fin 2013. Deux innovations ont été à ce titre intégrées. D’une part, les enfants russes adoptés par un couple français auront la possibilité d’obtenir la double nationalité à leur majorité. D’autre part, les parents adoptifs ont l’obligation de ne pas oublier d’enseigner à leurs enfants qu’ils sont nés Russes et qu’ils ont ainsi une culture et des valeurs sensiblement différentes de celles qu’ils ont rencontrées en devenant Français. Il s’agit là d’une avancée très importante dans les relations franco-russes.