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Mme Assumpta FARRAN

Institut Català d'Energia (Catalan Energy Institute)

De la transition politique à la transition sociale et technologique de l’énergie

Entretien avec Madame Assumpta Farran, licenciée en sciences physiques et directrice de l’Institut catalan de l’Énergie « Generalitat de Catalogne ».

 

Le modèle énergétique, aujourd’hui centenaire, est en proie à une transformation semblable à celle que nous avons vécue dans le monde des télécommunications il y a quinze ans à peine.

Il faut noter les engagements de décarbonisation pris en décembre 2015 à Paris où plus de 190 leaders mondiaux se sont engagés à lutter contre le changement climatique et, concrètement, à ne pas élever la température de plus de 1,5ºC à la fin du siècle. Il n’existe aucun doute, au sein du milieu politique, que le modèle énergétique se trouve au cœur du problème.

En novembre 2016, la Commission européenne a présenté le paquet d’hiver de la stratégie énergie-climat pour 2030, qui comprend plus de 3 000 pages. Ce paquet contient des directives, des règlements et des réglementations qui sont présentés pour la première fois de façon intégrale et qui marqueront la politique énergétique « Énergie propre pour tous les européens » pour la prochaine décennie.

Un an plus tard, en novembre 2017, la Commission a présenté aussi le paquet de directives Clean Mobility Package qui reconnaît le rôle du transport comme étant un élément déterminant de la transition énergétique dès lors que ce n’est pas en vain que le transport représente près de 40 % de la consommation finale d’énergie.

En décembre 2017, les rapports de l’International Renewable Energy Agency (IRENA) et de l’Agence internationale de l’Énergie révèlent la baisse « disruptive » des prix de l’énergie solaire photovoltaïque. On a enregistré, en moins de 5 ans, une réduction de 80 % des coûts de cette énergie, tandis que son implantation a connu une progression géométrique.

Il convient de souligner des éléments importants tels que le programme de fermeture de centrales nucléaires en Allemagne (2022), en Belgique et en Californie (2025) ainsi que leur remplacement par des énergies renouvelables.

 

Dans ce scénario de changement, à votre avis, quel est le rôle que les agences de l’énergie doivent jouer dans la transition énergétique ?

Je crois que la Commission nous a indiqué la voie à suivre. D’abord, viser l’efficacité énergétique, puis diriger la croissance des énergies renouvelables et garantir un traitement équitable aux consommateurs.

L’efficacité énergétique et les énergies renouvelables ne constituent en soi aucune nouveauté. De fait, les objectifs prévus par la Commission et par le Conseil (27 % à l’horizon 2030) sont moins ambitieux que ceux qui ont été approuvés en 2008 et qui prévoyaient des objectifs contraignants de 20 % d’énergies renouvelables avec un point de départ de 6 % en 2020.

Par contre, ce qui constitue indiscutablement un changement différentiel par rapport aux objectifs de 2020 est le fait de reconnaître la nécessité de garantir un traitement équitable aux citoyens.

Nous, les agences de l’énergie, devons identifier et diriger les actions de sorte à placer le citoyen au centre du modèle énergétique. Et nous devons le faire de la façon la plus déterminée possible car c’est précisément cet engagement qui fera que la transition énergétique s’orientera vers un modèle plus propre, plus équitable, mieux réparti et plus démocratique.

 

 

Quels sont les aspects que vous estimez indispensables pour avancer dans la transition énergétique ?

L’énergie est un bien de première nécessité pour les consommateurs. Sa fiabilité, sa sécurité et sa compétitivité économique joueront un rôle déterminant pour faire en sorte que la croissance de notre société soit durable d’un point de vue environnemental et social. Le marché énergétique actuel, que ce soit celui des carburants ou de l’électricité, se caractérise par une offre à faible concurrence et par une demande peu flexible. La libéralisation du secteur énergétique, bien loin d’entraîner une augmentation réelle de la concurrence [et une réduction de l’extrême dépendance extérieure des combustibles fossiles et de l’uranium, a engendré une vulnérabilité croissante des consommateurs étant donné que la pauvreté énergétique est une réalité que nous devons affronter de toute urgence.

C’est pour cette raison que nous, les administrations, devons garantir le droit fondamental à l’accès à l’énergie. Ceci dit, soyons réalistes : avec une dépendance énergétique de l’extérieur de plus de 82 %, comme c’est le cas de la Catalogne, avec des décisions de prix marquées par les priorités des pays de l’OPEP et d’autres pays producteurs qui, pour la plupart, sont loin d’être démocratiques, cette garantie peut difficilement devenir une réalité.

C’est pour cela que le principal instrument pour garantir le droit à l’accès à l’énergie consiste à impulser sans ambiguïté les énergies renouvelables autochtones et à cesser de subventionner, d’une façon plus ou moins éhontée, les combustibles fossiles. Il faut mettre fin le plus rapidement possible à la taxation réduite du diesel automobile, qui est le carburant le plus polluant, ou aux paiements par capacité pour le charbon et le gaz naturel.

 

Le traitement équitable des citoyens : un des piliers de la transition énergétique de l’Union européenne. Qu’est-ce que cela signifie ?

C’est le défi le plus important, mais également le plus enrichissant, à condition que nous soyons capables de le relever. Il s’agit de stimuler une transition sociale qui permette de convertir en réalité la démocratisation de l’énergie. Il se peut que ce soit difficile à comprendre. Cela fait plus d’un siècle que nous vivons avec un modèle énergétique qui requiert de gros investissements pour disposer de ressources énergétiques situées à des milliers de kilomètres et des coûts élevés des centrales de transformation, qu’il s’agisse de raffineries ou de centrales thermiques au gaz, au charbon ou à l’uranium. Ce modèle énergétique a donné lieu à un système aux mains d’oligopoles étant donné que le nombre d’entreprises pouvant affronter ces gros investissements est très réduit.

La courbe d’apprentissage des énergies renouvelables et, en particulier, de l’énergie éolienne et solaire photovoltaïque est en train de donner des résultats. La technologie photovoltaïque a réduit ses coûts de 80 % au cours des cinq dernières années et dans les pays où il n’existe pas de barrières absurdes à la consommation, il est même possible d’acheter les plaques solaires dans des centres commerciaux. En d’autres mots, la technologie pour fabriquer de l’électricité, qui était tellement coûteuse qu’elle exigeait la participation de grandes entreprises, peut être mise à la disposition des foyers à des prix de bricolage domestique. Mais ce n’est pas tout car les systèmes de stockage électrique destinés à rendre les installations solaires domestiques les plus efficientes possibles sont également en train de diminuer de prix. C’est cela qu’implique la transition énergétique. Introduire de la concurrence sur le marché à travers un grand nombre de petites entreprises qui regroupent la génération ou la non-consommation de citoyens à certaines heures et qui contribuent à générer une véritable concurrence dans le système.

 

Allez-vous soutenir le véhicule électrique ?

Bien sûr. Ce n’est pas uniquement l’énergie solaire photovoltaïque associée au stockage dans des batteries qui va permettre de modifier le modèle énergétique. L’augmentation de la part de marché du véhicule électrique va être associée à une amélioration de la capacité des batteries et à une réduction de leur prix. Ce sont ces mêmes batteries que nous allons utiliser pour l’autoconsommation et pour regrouper l’énergie de nombreux citoyens et l’injecter sur le marché en augmentant la concurrence et en abaissant les coûts du système électrique.

Nous ne pouvons pas non plus oublier la flexibilité que la mobilité électrique va introduire dans le système électrique. Une flexibilité qui deviendra de plus en plus incontournable au fur et à mesure que le poids des énergies renouvelables augmentera pour garantir la stabilité nécessaire du système en l’absence de soleil et de vent.

Le véhicule électrique va être le vecteur de changement qui fera en sorte que la gestion flexible de la demande assume un rôle que nous n’avons pas su développer jusqu’à présent en contribuant à aplanir la courbe de la demande électrique et en apportant de la capacité au système lorsque cela s’avère nécessaire.

En effet, aussi bien l’autoconsommation photovoltaïque que le véhicule électrique représente l’hybridation parfaite de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables.

 

 

Quelles sont les lignes de travail que l’Institut catalan de l’énergie compte privilégier ?

L’ICAEN dirige les travaux du Pacte national pour la transition énergétique en Catalogne, un processus de concertation sociale qui a défini les principaux axes pour la conception de la transition énergétique à l’horizon 2050 et qui établit comme objectif pour 2030 que 50 % de l’électricité consommée soit d’origine renouvelable. Pour y arriver, on a défini des objectifs en matière d’efficacité énergétique, d’énergies renouvelables, de recherche, d’innovation, de fiscalité et de financement, tout en posant un regard attentif sur les nouveaux modèles commerciaux liés à l’ajout de technologies distribuées qui appartiennent aux citoyens.

Nous sommes conscients que la réglementation, la fiscalité, le financement et même la culture sociale en vigueur ont été conçus pour le modèle centralisé, fossile et polluant du XXe siècle, et que nous allons nous heurter à de nombreuses réticences pour les modifier. Ceci étant, la technologie disponible à des prix compétitifs est déjà une réalité que nous allons mettre en pratique grâce au travail conjoint les administrations locales et régionales, et en collaboration avec les citoyens convaincus et engagés dans le changement de modèle énergétique.

C’est pour cette raison que nous allons privilégier les actions de sensibilisation liées à la diffusion des avantages de la mobilité électrique, de l’autoconsommation, du stockage dans des batteries et de la synergie exponentielle des trois technologies ainsi que le besoin de trouver des mécanismes pour financer la rénovation énergétique du parc d’immeubles construits.

Pour avancer dans la mobilité électrique, nous avons créé la Commission stratégique pour le développement de l’infrastructure de recharge, dotée de 5,6 M € pour la période 2017-2019. Garantir la recharge des véhicules accélérera la décision des citoyens envers la mobilité électrique.

En ce qui concerne l’autoconsommation, en particulier de type photovoltaïque, comme nous pensons que c’est celle qui aura le plus long parcours et parce qu’elle est à la portée des citoyens, nous avons créé la Commission de stimulation de l’autoconsommation photovoltaïque. Ce secteur n’a pas besoin d’aide, mais demande que les administrations et les sociétés de distribution n’imposent pas de barrières artificielles et inutiles. Mais l’impossibilité, légale mais pas technologique, d’obtenir un solde net et de partager l’énergie entre voisins rend difficile sa viabilité économique. C’est pour cela que l’ICAEN a mis en marche le programme de subvention aux batteries associées à des installations photovoltaïques résidentielles, que fait partie de la stratégie « SolarCat ».

La rénovation énergétique des immeubles doit également être un objectif clair et à plus forte raison si l’on tient compte des directives sur l’efficacité énergétique dans les immeubles que nous sommes loin de respecter. Les nouvelles constructions devront être assorties d’une consommation d’énergie pratiquement nulle en 2021. Pour ce faire, il faudra partir de la certification d’efficacité énergétique de classe A et introduire les énergies renouvelables.

Le bâtiment, l’autoconsommation photovoltaïque, le stockage et le véhicule électrique ont le citoyen comme point commun. Ceci montre l’importance d’assumer que nous nous trouvons devant les leviers de la démocratisation de l’énergie.

Et nous ne devons pas oublier le réseau de distribution électrique. À cet égard, la stratégie énergie-climat de l’Union européenne est assez claire. La directive relative aux normes communes du marché unique assume que la viabilité de l’autoconsommation photovoltaïque et du véhicule électrique exigera des réseaux intelligents, Smart grid, qui ne limiteront pas la possibilité qu’auront les citoyens de générer, de consommer, de partager, de stocker et de vendre leur propre énergie.

Nous savons que la distribution est un monopole naturel. Il s’ensuit que la réglementation doit être respectée et que les critères pour rémunérer l’investissement doivent être fondés sur la digitalisation du réseau et non sur des croissances végétatives d’extension des lignes électriques en cuivre ou en aluminium selon la méthode traditionnelle, qui n’apportent rien aux usagers, ni sur des critères peu clairs. Sachant que les péages du réseau de distribution constituent le principal coût réglementé du système électrique, aucune excuse ne devrait nous empêcher d’avancer dans les Smart grid, de fournir toutes les données des compteurs intelligents à leurs usagers et, cela va de soi, d’assurer la transparence avec des données ouvertes des points du réseau de distribution et leur capacité électrique disponible d’évacuation d’énergie.

 

Apparemment, nous sommes très loin de tout cela. Le citoyen envisage-t-il toutes ces possibilités ? Les moyens de communication sont-ils conscients de ce profond changement ?

Les moyens de communication espagnols, exception faite de la presse numérique spécialisée, se trouvent à des années-lumière de tout ce qui nous attend. Je suppose qu’il est plus intéressant de parler des « subventions » accordées aux énergies renouvelables, du débat « en faveur » de l’énergie nucléaire, des dividendes et des acquisitions des grandes entreprises… Mais, en ce qui concerne la transformation du modèle énergétique, je n’entends pas la presse parler du grand volume d’énergie intermittente que l’on va introduire dans le système.  Mais ce n’est pas le cas partout. Aux États-Unis et en Allemagne, il est normal de disposer d’une installation solaire et d’une batterie ; en Norvège et aux Pays-Bas, la part de marché du véhicule électrique dépasse 10 % et les nouveaux modèles d’échange d’énergie P2P avec la technologie blockchain sont déjà une réalité à New York et en Australie.

Les défis que nous avons devant nous ne sont pas simples et les résistances au changement vont être présentes et seront inévitables. La réglementation et la fiscalité en Espagne favorisent un modèle qui est de plus obsolète et épuisé. Les déficiences de compétence, la haute dépendance de l’extérieur et les importantes externalités environnementales, sociales et en matière de santé doivent céder le pas, moyennant une transition équitable, à un nouveau modèle plus renouvelable, plus propre, plus efficace, plus sain et plus démocratique.

En savoir plus : www.icaen.gencat.cat

 

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