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l’IA a le potentiel pour devenir une « technologie d’usage général »

Interview croisée de Renaud Vedel : Coordinateur national de la stratégie IA française & Julien Chiaroni : Directeur du Grand Défi sur la normalisation de l’IA

1/ Quels sont les enjeux de l’IA ? (Économie & services publics) et ses facteurs de réussites ? (Financement, PPP, recherche, RH, data & calculateur, lab to market,)

Renaud Vedel : Coordinateur national de la stratégie IA française
Renaud Vedel : Coordinateur national de la stratégie IA française

Renaud Vedel (RV) : Depuis cinq ans, tout indique que l’IA a le potentiel pour devenir une « technologie d’usage général » comme disent les économistes de la croissance, c’est-à-dire un groupe de technologies pouvant transformer non seulement les sciences mais aussi tout le système productif en renouvelant profondément les modèles économiques. L’IA a d’ores et déjà suscité bon nombre d’innovations et, partant, d’applications industrielles. Pour preuve, le nombre d’articles publiés sur l’IA a été multiplié par 6 en cinq ans. Depuis 2011, l’office européen des brevets a constaté une très forte croissance des technologies à base d’IA dans les innovations protégées. Les technologies d’IA ou qui en relèvent comme la science des données, représenteraient ainsi 12% du total des brevets déposés. Dans le même temps, les investissements en IA ont quintuplé, passant de 4% à 21% du total des investissements en capital-risque dans les pays de l’OCDE. L’enjeu pour l’Europe, c’est désormais de diffuser ces innovations dans leurs économies et administrations pour gagner en productivité, améliorer le service et se positionner à la frontière technologique mondiale.

Julien Chiaroni : Directeur du Grand Défi sur la normalisation de l’IA
Julien Chiaroni : Directeur du Grand Défi sur la normalisation de l’IA

Julien Chiaroni (JC) : Le marché de l’IA est estimé à environ 230 milliards (€) en 2020 avec une croissance de presque 20 % par an d’ici à 2024, notamment porté par son adoption dans l’industrie. L’IA impacte, au travers l’apport de nouvelles fonctionnalités, l’ensemble des chaines de valeurs, autant le développement de nouveaux produits et services que l’amélioration des processus de production ou de contrôle ; ceci pour de nombreux secteurs industriels stratégiques pour l’Europe. Pour tirer profit de ces opportunités offertes par l’IA, trois éléments me semblent indispensables. Premièrement, disposer de compétences souvent variées. Les investissements dans le domaine de la formation sont donc primordiaux. Deuxièmement, s’appuyer sur des écosystèmes compétitifs, interdisciplinaires et multisectoriels à l’échelle nationale et européenne. Dans un contexte de concurrence internationale féroce, le « collectif » est fondamental. Troisièmement, mobiliser des investissements importants pour accompagner l’émergence de nouveaux marchés, de nouveaux acteurs, mais aussi d‘infrastructures numériques stratégiques à de nombreuses filières industrielles. Ces infrastructures numériques sont clés pour la souveraineté numérique et la diffusion des valeurs européennes.

RV : Il faut garder à l’esprit que l’IA est à la fois un champ de recherche dynamique et un terrain d’applications. L’activité de recherche en IA continue d’explorer les fondements mathématiques, la transition du Cloud vers l’embarqué, la façon de représenter les connaissances, la quête de plus de frugalité. Parallèlement, il faut s’attaquer à l’industrialisation et au moissonage du potentiel économique des technologies déjà au point. La conversion en usages industriels, le lab to market, bute toutefois sur la pénurie de compétences, qu’il s’agisse de spécialistes niveau PhD ou de profils intermédiaires. C’est sans doute le verrou principal pour tous les pays, et c’est pourquoi la France a fléché la moitié des financements publics dédiés à l’IA du plan d’investissement « France 2030 » vers la formation, soit près de 750 millions d’euros dédiés aux compétences nécessaires pour l’IA – du secondaire jusqu’au doctorat – sur les 2,2 milliards de la Stratégie d’accélération. Au-delà des talents humains, l’apprentissage machine nécessite de grandes bases de données dont le cadre juridique doit être adapté à la fonction d’apprentissage, qui se distingue de l’usage de modèles déjà développés. Le développement de l’IA est conditionné par le fait d’avoir, dans chaque secteur ou organisation, une politique de valorisation et de capitalisation des données. C’est indispensable dans un monde où le marché des services et produits numériques est global, et l’où voit une forte prime au premier entrant via les effets de réseaux. L’analogie trop souvent faite de la valeur des données avec le pétrole est donc à nuancer : les données ont beaucoup de valeur jusqu’à ce que les premiers entrants sur un marché aient développé leurs produits, après quoi cette valeur décline rapidement, les effets de réseaux jouant à plein. La rapidité du time-to-market est donc cruciale.

JC : L’IA est effectivement une technologie d’usage général. Il me semble toutefois qu’elle porte intrinsèquement une spécificité, à la fois capacité technique et fonction d’usage. Si je me permets d’illustrer mon propos par un exemple : un véhicule autonome mobilise de nombreuses technologies d’usage général indispensables à son développement, que ceux soient l’électronique ou le « cloud », mais la fonction d’usage est apportée par l’IA. Partant de ce constat, deux éléments me semblent clés : premièrement, notre capacité à intégrer un ensemble de technologies numériques (données, algorithmes, électroniques, cyber sécurité, etc.), et donc à porter une vision « système » et non uniquement « algorithmique » ou centrée sur les « données » ; deuxièmement, notre capacité à coopérer au sein d’écosystèmes interdisciplinaires et multisectoriels, entre recherche et industrie, grand-groupes et start-ups, etc. Enfin, il est indispensable de concilier la valorisation « business » de l’IA dans des applicatifs et la construction d’infrastructures numériques jouant le rôle d’« enablers » et donc stratégiques sur le plan de la souveraineté numérique et de la compétitivité économique.

2/ La nouvelle législation en cours, frein ou booster ?

JC : Je souhaite tout d’abord préciser que la confiance est essentielle à l’acceptabilité par les usagers et les citoyens des technologies d’IA, donc à leur diffusion dans des futurs produits et services. La proposition de réglementation européenne est ainsi une réponse à cet enjeu fondamental, mais aussi à la diffusion de notre vision de l’IA et des valeurs européennes que nous portons collectivement. La question que vous nous posez est donc majeure, d’autant que la commission européenne à afficher son ambition d’une approche « horizontale » pour une technologie « générique » adressant ainsi de nombreux marchés et secteurs industriels. Toutefois, nous devons restez vigilant sur deux points qui me semblent fondamentaux. Premièrement, il nous faut maintenir un équilibre « acceptable » entre réglementation et innovation, dans le même temps éviter un « déluge » de normes. Deuxièmement, il nous faut garantir une articulation efficace entre ce qui relève du « générique » et ce qui relève de secteurs industriels spécifiques. Mais j’entrevois aussi deux opportunités majeures. C’est une chance pour l’Europe d’innover tout particulièrement s’agissant de futures solutions pour garantir la confiance dans les systèmes à bases d’IA. Surtout, il s’agit d’une réelle opportunité de développer une infrastructure numérique de référence au niveau mondial sur la confiance dans l’IA, portant des enjeux de souveraineté et de compétitivité économique précédemment mentionnés. Pour se faire, nous avons besoin d’une stratégie industrielle volontariste sur l’IA de confiance qui accompagne la future réglementation sur l’IA.

RV : Beaucoup d’observateurs considèrent que le marché européen numérique est encore loin d’être unifié, et le premier défi de l’UE est d’y remédier. La maturité du marché de l’IA en Europe est clef pour que nos start-ups de pointe choisissent de rester sur notre continent plutôt que de migrer vers l’Amérique du Nord. De ce point de vue, le paquet de règles juridiques communes proposé par la Commission sur les données et l’IA est une excellente chose. Un second défi sera de prendre en compte simultanément et avec équilibre les risques et les promesses de ces nouvelles technologies. La nature statistique de beaucoup de systèmes d’IA contemporains, utilisables en contexte d’incertitude, ouvre de nouveaux champs d’automatisation et donc de productivité. Mais l’IA ne doit pas verser dans la gouvernance algorithmique de l’humain et rester respectueuse des droits et libertés. La législation horizontale proposée donne de la vision et impose des obligations aux acteurs pour traiter les risques de robustesse, de biais et de compréhension du fonctionnement des systèmes d’IA à haut risque tout au long de leur cycle de vie. Néanmoins, la régulation est aujourd’hui confrontée à des cycles d’innovation très rapides auxquels ne sont pas toujours habituées les règlementations, européennes comme nationales. Il faut donc prévoir des souplesses et des espaces permettant la créativité technologique notamment sous forme de bacs à sable d’expérimentation ambitieux. Comme le reste du numérique, l’innovation emprunte souvent des voies itératives en situation de marché. Cela invite à laisser une large place à la normalisation technique sectorielle et à inventer de nouveaux modes d’adaptation de la règlementation en cycle court.

3/ Comment développer de façon durable les systèmes d’IA ? (Exemples publics & privés)

JC : Le terme « durable » est essentiel dans votre question. Premièrement, le caractère durable des systèmes d’IA renvoie à leurs empreintes énergétiques et environnementales. Il est impensable de poursuivre la tendance exponentielle du coût énergétique de l’IA. La frugalité, à la fois en terme de données et de puissance et temps de calcul requis, nécessite ainsi un effort important de recherche, développement et industrialisation. A ce sujet, des collègues s’intéressent à la mise en œuvre d’une méthodologie d’évaluation partagée de l’impact énergétique et environnementale de l’IA. Deuxièmement, un système durable requière qu’il soit industrialisé et déployé sur un ou des marchés. Hors, il s’agit d’un enjeu majeur car seul 10 à 15% des preuves de concept (POC, proof of concept) en IA sont industrialisés et passent à l’échelle. Et l’un des principaux points de blocage à cette industrialisation est la « confiance », les respects à des exigences de sureté, de responsabilité ou d’éthique, d’où à nouveau l’importance d’une stratégie industrielle volontariste en lien avec la future règlementation européenne en IA.

RV : Le développement durable de l’IA passe aussi bien par le hardware que par l’algorithmique. L’industrie travaille au développement de composants électroniques et d’architectures de calcul adaptées à l’IA. L’intelligence artificielle est donc l’une des dimensions de l’autonomie stratégique et de la résilience de l’UE dans la filière électronique. Il faut tout particulièrement traiter le domaine émergent de l’IA embarquée et la stratégie française insiste sur cet enjeu. Il faut également prendre en compte l’enjeu de plus long terme   du contrôle, de l’ouverture et du partage des données pour l’IA, en luttant contre les monopoles et en défendant la portabilité des données via des règles du jeu applicables à tous. Le développement de communs numériques en IA embarquée peut permettre de retrouver davantage de souveraineté sur ces segments. Enfin, sur le plan environnemental, il est encore difficile de trancher. Il existe aujourd’hui une sorte de course au gigantisme des modèles dont il faut apprécier l’efficience et pas seulement l’efficacité apparente. Il faut développer des métriques de consommation énergétique comparée des systèmes d’IA possiblement utilisables pour chaque application. L’idée qu’on pourra mettre de l’IA partout n’est donc aujourd’hui probablement pas soutenable, et il faudra choisir les cas d’usage disposant de la plus haute valeur ajoutée collective pour s’assurer de gains nets du point de vue de la transition écologique.

4/ Que doit nous apporter la « 4ème révolution industrielle » ? (Ressources, emploi, bien être…)

RV : La quatrième révolution industrielle recèle quatre types de promesses. C’est d’abord un saut dans les connaissances scientifiques : en permettant de traiter des informations d’une grande complexité, l’IA appliquée à de grandes masses de données a permis un bond en avant dans la compréhension des protéines, dans la modélisation climatique, et dans un certain nombre d’autres champs scientifiques aujourd’hui très dynamiques. La seconde promesse est celle d’une plus grande personnalisation des services. C’est notamment le cas dans l’éducation avec de nouvelles perspectives s’agissant de la personnalisation de l’apprentissage ainsi que dans le domaine médical, par exemple en matière de personnalisation du diagnostic, du pronostic et de la thérapeutique. La troisième promesse concerne l’automatisation des tâches pénibles, qu’elles soient physiques ou cognitives. Enfin, la 4ème révolution industrielle devrait permettre, via des « jumeaux numériques » et l’efficacité computationnelle, d’avoir des systèmes de production beaucoup plus optimisés et donc beaucoup plus sobres, notamment dans des domaines cherchant à réduire leurs empreinte énergétique ou leurs intrants comme l’agriculture. Si nous parvenons à bien orienter l’IA sur ces quatre enjeux, la 4ème révolution industrielle apportera davantage d’externalités positives que négatives.

JC : Je partage évidement les quatre promesses mentionnées par Renaud. Je vais donc m’attacher à souligner les défis qui s’y réfèrent. Par exemple, la personnalisation interroge sur la protection de la vie privée, l’automatisation sur le futur du travail et de l’emploi, la production de connaissances sur son partage et la formation. Nous devons conduire collectivement des réflexions sur ces défis.

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